Yves Lebreton
Ecrits



Livre publié en Italie par la maison d'éditions Titivillus - mars 2012
"Sorgenti. Nascita del Teatro Corporeo"

396 pages, 127 photos
Disponible sur Amazon

"Sources. Naissance du Théâtre Corporel"
extraits

Sans jamais se complaire dans le récit autobiographique, Yves Lebreton prend appui sur le vécu pour ouvrir des espaces de réflexions liées à la pratique théâtrale et cerner les “sources” inspiratrices de sa recherche artistique. Entre peinture, musique et expression corporelle, il retrace les étapes de son engagement sur la voie élitaire du Théâtre Abstrait dont l'absolutisme le forcera à entamer sa propre “désacralisation” par la subversion du comique et le théâtre populaire. Loin des conventions historiques, il replace l'enseignement d'Etienne Decroux dans le contexte du théâtre contemporain, en provoquant des confrontations inattendues entre Edward Gordon Craig, Adolphe Appia, Émile Jaques-Dalcroze, Jacques Copeau, Antonin Artaud et Jerzy Grotowski. Non sans un esprit critique, il analyse les bases de l'Anthropologie Théâtrale d'Eugenio Barba. Contre toute attente pour un artiste du silence, son étude de la voix axée sur les rythmes respiratoires et la signification originelle des phonèmes, le porte aux confins du langage Premier. Mais surtout, son inlassable besoin de discerner au-delà de l'acteur, “l'homme dans son essence”, lui permet de dévoiler les “énergies” vivantes de l'expression humaine. Ses techniques du “Corps Énergétique” et du “Corps Vocal” en symbiose avec les quatre Éléments, les règnes de la nature, le chromatisme des couleurs et des sons, constituent l'ossature d'une méthodologie formative totalement inédite pour l'acteur où il ne s'agit plus d'acquérir un savoir, mais de découvrir les potentialités de l'Être qui sont les fondements de toute individualité.

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Rencontre avec Etienne Decroux
... Après avoir poussé le portail de l'immeuble et m'être informé auprès de la concierge, j'ai traversé le hall d'entrée pour accéder à un petit jardin intérieur où se tenait au fond de l'allée principale, un modeste pavillon en brique rouge, semblable à ceux que René Magritte aimait figurer dans ses toiles.
Je frappai à sa porte. Un homme corpulent vêtu d'un peignoir m'ouvrit. Son regard était puissant, son front large, son nez aquilin, ses cheveux longs. Il me salua d'une voix chaude, me serra fermement la main et me fit entrer dans une petite pièce communicante qui n'était autre que sa cuisine. Le mobilier était d'une extrême simplicité : une table en formica, un buffet en bois massif, un évier de porcelaine, une cuisinière à gaz et un poêle à charbon.
J'étais stupéfait d'être reçu par Etienne Decroux en personne dans ce cadre si anonyme.
Lui ayant communiqué mon intention de fréquenter son école, il appela sa femme Suzanne qui était en charge de la recrue des nouveaux élèves.
Je m'inscrivis sur le champ.
Le lendemain, j'ai traversé de nouveau la cour intérieure de l'immeuble pour frapper à la porte du petit pavillon en brique rouge. Je suis entré dans la cuisine où l'on me convia à déposer mes chaussures avec celles des autres élèves autour du poêle à charbon. Je suis monté dans la mansarde qui faisait office de vestiaire. J'ai enfilé un collant noir et suis redescendu dans la cave aménagée en studio avec ses 60 m2 de linoléum, son éclairage au néon, ses murs bleus clair, sa paroi de miroir, son rideau de fond blanc, son unique vasistas et son horloge murale. Je me suis posté dans un angle en essayant de suivre les exercices qu'une dizaine d'étudiants exécutaient dans un profond silence.
Je découvrais que j'avais sous le crâne une épine dorsale se prolongeant jusqu'au sacrum, une poitrine battant mon sang et mon souffle, une ceinture souple, un bassin solide, des jambes dressées, des pieds appuyés au sol, des bras suspendus, des mains ramifiées et un corps entier totalement étranger aux commandes de ma pensée.
Cette distance, entre ma volonté agissante et les mouvements imprécis de mon corps, me fit comprendre aussitôt que le temps nécessaire pour accéder aux bases de l'expression corporelle ne devait pas se compter en mois comme je le présumais, mais en années. Seule la persévérance pouvait me permettre d'accéder un jour à la connaissance de cette matière expressive fabuleuse qu'est le corps humain.

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Les conférences d'Etienne Decroux
Les cours se déroulaient du lundi au samedi et étaient répartis en deux classes distinctes : la classe régulière du soir où “nouveaux” et “anciens”, comme Decroux les appelait, étaient rassemblés et la classe du matin réservé aux “anciens”. La classe du vendredi soir était consacrée à l'improvisation. Elle était toujours précédée d'un exposé tenu par Decroux et que nous appelions “conférence”. Celle-ci était censée introduire le thème que nous devions traiter, mais souvent elle débordait de son sujet en nous entraînant dans des sphères poético philosophiques.
Ces moments de divagation réflective étaient passionnants. Nous étions tous fascinés par la personnalité d'Etienne Decroux qui s'offrait à nous en toute confiance. Il était le premier à improviser car il affrontait ces rencontres sans notes écrites et je suppose même, sans canevas. Visiblement, il adorait s'adonner au discours non-prémédité.
Je le revois, assis face à ses élèves, les mains posées sur l'immanquable petite table qui accompagnait chacune de ses conférences et dont la menuiserie était si délicate, que je craignais qu'elle ne se brise sous le poids de son étreinte. Il aimait la toucher, la caresser, la saisir pour mieux appréhender l'idée qu'il cherchait. Je le revois, les yeux mi-clos, un voile de brume dans le regard, la tête ondulante vers l'arrière, soufflant et inspirant fortement par ses narines dilatées comme pour évacuer quelques poussières cérébrales et humer plus librement l'odeur de sa pensée à naître. Puis, soudainement, sortant de sa torpeur, il se jetait en avant, attrapait les mots par ses yeux et commençait à nous parler…
Ses conférences ne s'enfermaient jamais dans les limites d'un énoncé théorique ou d'une démonstration didactique. Elles étaient chaque fois le témoignage d'un vécu. Il n'y avait pas de scission entre la conception et la pratique. L'idée de son art, il la construisait jour après jour, dans son corps, par l'effort du mouvement. Son école n'était que l'antichambre de son théâtre à venir. Il voulait construire un nouvel acteur pour faire surgir un nouveau théâtre. Un acteur corporel pour un théâtre du corps: le Mime Corporel.

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Le Mime Corporel et le théâtre
Nous présentons à tort Etienne Decroux comme “le père du mime moderne”. Il n'existe aucune filiation directe entre sa recherche artistique et la lignée des Pierrots, de Gaspard Debureau aux mimes Séverin et Georges Wague. Le Mime Corporel n'est aucunement une modernisation du mime traditionnel. Il est né au sein de l'école du Vieux-Colombier et fut le résultat d'une nouvelle pédagogie formative de l'acteur axée sur la revalorisation de l'expression physique.
Avant de se consacrer à l'art du mouvement, Etienne Decroux fut un acteur. Il a travaillé sous la direction de Jacques Prévert, Jacques Copeau, Gaston Batty, Louis Jouvet, Antonin Artaud et surtout dans la compagnie de Charles Dullin. Sa recherche s'est développée sur les traces d'Edward Gordon Craig et d'Adolphe Appia dont les écrits prônent un retour à la visualisation suggestive de la scène en totale contraste avec le naturalisme d'Antoine et le réalisme psychologique de Stanislavski.
Dès 1931, dans son article “Ma définition du théâtre”, Etienne Decroux se prononce pour la suprématie de l'art de l'acteur en affirmant : “le théâtre, c'est l'art d'acteur”. Contre l'hégémonie de l'auteur et du metteur en scène, il place l'acteur au centre de la création théâtrale. Mais surtout, il discerne dans le corps, l'élément fondateur et régulateur du langage scénique que texte et scénographie viennent compléter dans un rapport de stricte nécessité et dépendance. La présence physique de l'acteur est alors le germe à partir duquel toute l'arborescence théâtrale prend forme.
Il nomma la vision de ce théâtre : “Théâtre Complet”, par opposition au concept du Théâtre Total qui ambitionne une synthèse des arts sous la direction du metteur en scène, grand officiant de l'œuvre.
Cette vision répondait pleinement aux intuitions qui m'avaient conduit vers l'expression corporelle. Je commençais à comprendre la raison de mon “ivresse physique” ressentie sur la scène du théâtre amateur. Elle n'avait pas été le fruit d'une sensation fortuite de ma subjectivité, mais le pressentiment d'une vérité objective qui m'apparaissait maintenant dans toute sa clarté : le corps est l'essence du théâtre.

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L'Énergie
“Sève” ou “nécessité intérieur”, chacune de ces formulations s'ouvrait sur la nébuleuse psychique, génératrice de tous les langages et de tous les élans expressifs. Plus je la fixais, moins je pouvais la nommer. Selon l'angle d'observation interprétative, elle empruntait des formes diverses.
Elle pouvait émerger de la lucidité cristalline, transparaître à travers le voile du songe, remonter le long des plis de la mémoire ou poindre à l'extrémité des sens. Chaque fois, ses apparitions semblaient être les reflets d'une seule et même réalité qui m'échappait. Face à ce serpent à mille têtes, éternellement hypothétique et fugace, je tentais alors d'en cerner mentalement la matrice originelle. Progressivement, les définitions se désagrégèrent pour se dissoudre dans une substance plus fondamentale que j'appelai : Énergie.
L'Énergie contient en puissance tous les états de conscience et de non-conscience. En elle, les multiples facettes de notre intériorité ne sont plus des formules statiques épinglées sur les parois de notre raisonnement discursif. Elles deviennent les rayons excentriques d'un unique nucléo de lumière en état de réfringence. Mais surtout, la notion d'Énergie, par son intégration absolue à la matière, permet de briser le cloisonnement introspectif de la psyché en l'insérant au cœur de notre organisme biologique.
Grâce à cette équation fusionnelle, la pensée n'est plus le résultat du seul processus neuronal confiné dans les circonvolutions du cortex, comme la neurologie tente de nous le démontrer, mais elle émane de notre totalité organique car le flux électromagnétique qui l'anime, jailli de notre structure atomique et cellulaire.
L'Énergie est une et multiple, éther et matière. Elle est la source même du souffle vital traversant à la fois l'Être et l'Existant, notre esprit et notre corps.
Ce concept deviendra le noyau central à partir duquel toute ma technique du Corps Énergétique se développera au cours des années à venir.

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Le Mime Abstrait
L'écoute de l'intériorité dans la pratique du Mime Corporel était encore plus évidente lorsque Decroux nous proposait d'improviser sur le thème de “la pensée”. Avec les “duo amoureux”, ce thème était un de ses sujets favoris. Il ne cessait d'y retourner avec une insistance qui s'apparentait parfois à l'obsession. J'en étais ravi car il explorait ainsi l'aspect du Mime Corporel qui m'intéressait le plus. Celui qu'il nomma premièrement Mime subjectif et plus tardivement, Mime Abstrait.
Le Mime Abstrait prolongeait dans le champ théâtral la sensibilité qui m'avait porté vers la musique et la peinture.
La musique m'a toujours fasciné par la transparence innée de son langage. Elle ne raconte rien. Elle ne représente rien. La puissance de son flux sonore fait vibrer notre émotion sans traverser le filtre d'une forme palpable. Elle est magiquement intériorisée par l'auditeur dans l'instant de son avènement.
La peinture, quant à elle, m'avait ouvert les voies de l'abstraction. Grâce à Kandinsky, elle n'était plus au service d'un sujet mais devenait sujet. Points, lignes, surfaces et couleurs constituaient les seuls matériaux tangibles par lesquels la vision intérieure devait transiter. Le prétexte de la figuration était annulé.
Là où Kandinsky requérait la non-représentavité d'une forme, Decroux exigeait la non-représentativité d'une action. En éliminant le support narratif de son acte, l'élève était contraint de canaliser son ressenti à travers la seule réalité musculaire de son corps comme le peintre abstrait l'imprime dans la seule réalité de sa matière picturale. Les élans, les retenues, les tensions, les relâchements, les ouvertures et fermetures de ses mouvements devaient refléter ceux de sa pensée. Le corps dans l'espace révélait l'espace intérieur du corps.

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L'Exaltation Corporelle
Alors que j'étudiais encore à l'école d'Etienne Decroux, le centre culturel de la ville du Bourget, dans la banlieue Sud de Paris, m'avait proposé d'animer un atelier de Mime. J'y enseignais naturellement la Statuaire Mobile, mais je voulais également profiter de cette opportunité pédagogique pour entreprendre des recherches personnelles.
J'avais pu vérifier que le dénominateur commun à toute la technique Decrousienne était la concentration mentale. En se focalisant sur l'événement corporel, elle jetait un pont entre notre activité cérébrale et notre activité physique. Chaque articulation, chaque muscle, chaque nerf devait être contrôlé par la conscience de notre agir dans l'espace et le temps. L'être physique se trouvait ainsi dominé par l'être mental et la technique du Mime Corporel me semblait être davantage une discipline de l'esprit qu'une discipline du corps.
Afin de contrebalancer cette ascendance du mental, je ressentais le besoin d'expérimenter une démarche inverse partant du corps pour aller vers l'esprit en faisant appel non plus au contrôle mais à la spontanéité.
Dans un angle du studio des tapis de judoka étaient entassés. Après les avoir disposés afin qu'ils recouvrent la totalité du sol, je demandai à chaque étudiant de se livrer à une véritable explosion physique.
Les règles de l'exercice étaient simples.
Dès que l'élève mettait le pied sur les tatamis, il devait déchaîner toutes les ressources nerveuses de son corps en se lançant dans une dynamique ininterrompue de sauts, de chutes et de roulades. La rapidité de l'exercice était telle que la préméditation des mouvements était impossible. Chacun était contraint de s'en remettre à ses réflexes. Le corps était ainsi guidé par la seule intelligence de son instinct.
J'appelai cette étude : “Exaltation Corporelle».
Le résultat fut surprenant.
Alors que Decroux m'avait enseigné l'articulation syntaxique du corps, je découvrais le cri corporel.
Immédiatement, l'analogie avec l'animal s'imposait et je me remémorais cet axiome si communément citée : “L'homme est un animal pensant”.
Elle me traversa l'esprit avec la fulgurance d'une évidence.
L'instinct est primordial !
Il assure notre survie biologique et la vivacité de nos sens, sans lesquelles aucune pensée ne saurait naître.
Le célèbre cogito de Descartes : “Je pense donc je suis” était réversible : je suis donc je pense.
Dès lors, la réciprocité de ces deux vérités pouvait être synthétisée en ces termes : je suis donc je pense, donc je suis.
L'essence génère la pensée qui crée la conscience.
La réalité sensorielle et intuitive de notre animalité est la racine de notre Moi pensant.
Loin de s'opposer à la technique d'Etienne Decroux, l'Exaltation Corporelle la complétait. Davantage, elle la justifiait. Le contrôle est légitime uniquement s'il intervient sur un état échappant à tout contrôle. Il suppose en amont, l'incontrôlable.
Le réveil de l'animal dormant en nous s'avérait être la condition indispensable à son domptage par le mental.
On ne dompte que le sauvage et le sauvage est la beauté du domptage.

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L’original et sa copie
Qui veut se convaincre de la dégénérescence de la copie face à l’original, peut se reporter aux deux photos publiées dans le livre de Thomas Leabhart Étienne Decroux où nous pouvons comparer l’emblématique attitude du Menuisier interprétée par Decroux, à sa réplique exécutée par son élève Steven Wasson.
Le contraste entre ces deux photos est si éclatant qu’il rend presque dérisoire l’étude analytique de leur dissemblance.
Autant l’attitude de Decroux vibre, autant celle de Wasson reste inerte à l’intérieur du cadre bidimensionnel de l’image.
Pourtant, celles-ci sont semblables dans leurs structures formelles. Elles ne diffèrent que par certains détails révélateurs.
Decroux exploite l’élévation de ses pieds jusqu’à la limite de leur poussée ; son abdomen est intégralement aspiré par la dilatation de son thorax ; son cou s’arc-boute en déployant l’inclinaison de la tête jusqu’à son point extrême et surtout, l’index qu’il pointe à la sommité de ses bras noués est au maximum de sa tension. Toute la force de son attitude est contenue dans l’absolue droiture de cet index dont la trajectoire verticale provoque la succion de la masse corporelle vers son point d’extrême ascension. Opposée à l’enracinement du regard, elle cristallise l’immobilité dans le faisceau d’une transcendance écartelée entre ciel et terre.
Tous ces détails si puissamment présents chez Decroux sont tragiquement absents chez Wasson. Le corps perd sa motivation charnelle. Il se vide de son esprit et se désagrège sous nos yeux.
Il en est de même pour Thomas Leabhart dont l’interprétation du Menuisier, dans le film de Jean Claude Bonfanti : Pour saluer Étienne Decroux, est d’une effroyable mécanicité technique. La fluorescente attitude façonnée par Decroux dans un instant de sublimation, est robotisé par Leabhart sans que le corps n’inscrive dans l’espace le “creux” de sa présence :
“La douleur physique est le prix partiel de la victoire. Quand la victoire sera, la douleur devenue antérieure sera l’absent témoin du respect que le mime doit à son spectateur. Rien n’en subsistera, pas même de vagues rayons. Mais un certain creux dans l’espace marquera la place de l’absent”.
Voilà pourquoi il est vain de copier le Maître.
Laissons lui le privilège de s’exprimer en lui-même, par lui-même, à travers ses paroles et les traces qu’il nous a léguées, fussent-elles des photos. Celles-ci sont beaucoup plus vivantes que toutes les reconstructions formelles que nous pourrions entreprendre. Et si nous tenons absolument à témoigner de sa poétique du mouvement, ayons alors l’humilité de la recomposer dans le respect de ses moindres détails, en tentant chaque fois de saisir la substance par la fidélité absolue à la forme. Ainsi furent conçus les admirables témoignages cinématographiques des pièces d’Oskar Schlemmer après sa mort. Ainsi devraient être conçu ceux que nous voudrions léguer à la mémoire d’Étienne Decroux. Le reste est opportunisme et récupération.


L’académisme du Mime Corporel

Académisme que se sont empressés d’instituer certains élèves d’Étienne  Decroux, notamment Corinne Soum, Steven Wasson et Thomas Leabhart en enseignant les Figures, l’immanquable Menuisier et l’éternelle Lavandière. Par de telles initiatives, ils soumettent l’ensemble de la technique du Mime Corporel à l’esthétique de son style en oubliant l’essentiel : l’Esprit vivifiant la Lettre.
Toute transmission d’un savoir est confrontée à ce permanent dilemme.
Voulons-nous embaumer le Mime Corporel dans son formalisme ou lutter contre les dangers de l’orthodoxie menant à l’académisme ?
Si nous réussissons, nous sortons Étienne Decroux du sarcophage où la légende ne manquera pas de le murer afin de le restituer à la vie.
À nous de choisir, à nous d’agir.

“Mon désir, qui j’espère ne me quittera jamais, est de ne pas entrer dans la légende afin de rester dans la lutte”
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La conférence de Jerzy Grotowski
En 1966, dans le cadre du Festival du Théâtre des Nations, le public Parisien découvrait le Théâtre Laboratoire de Jerzy Grotowski. Leur spectacle “Le Prince Constant” avait été salué unanimement par la critique comme une véritable révélation.
N'ayant pu le voir, car toutes les représentations se déroulaient à guichet fermé, je ne manquai pas d'assister à la conférence de Grotowski au Centre National de la Recherche Scientifique.
Visiblement, le lieu n'avait pas été choisi par hasard. Il ne s'agissait pas de l'énième conférence de presse dans le foyer d'un théâtre, mais d'une rencontre dans un haut lieu consacré à la recherche. Sans ambiguïté, Grotowski voulait souligner le caractère scientifique de son Théâtre Laboratoire.
Toute la crème de l'intelligentzia parisienne était là : critiques, metteur en scènes, acteurs et universitaires… auxquels se mêlaient quelques spectateurs égarés.
Je garde un souvenir visuel très net de cet évènement tant il m'a impressionné.
Dans la pénombre, je vis arrivé un personnage austère, vêtu d'un complet noir. Il était adipeux, imberbe, avait le teint cireux, les cheveux courts, gras, collés sur les tempes et les yeux cachés derrière des lunettes de soleil à large monture noire.
Entouré par quelques dignitaires du C.N.R.S, il s'est assis à une grande table sombre où une carafe d'eau, un verre et un cendrier l'attendaient. Il fumait cigarette sur cigarette et parlait nerveusement d'une voix nasillarde teintée d'accents polonais, sans qu'aucun sourire ne vienne éclairer son visage. Son discours était dense, précis, implacable dans un silence de plomb. Il nous a parlé de ses recherches au Théâtre Laboratoire de Wroclaw, de sa conception du “Théâtre Pauvre”, de “la catharsis”, de “l'acteur saint” et de “la via négativa”. Il avait la puissance d'un grand inquisiteur et l'ascétisme d'un Saint François d'Assise. L'auditoire était sous hypnose.
En fin de conférence, plusieurs questions lui furent posées, notamment au sujet d'Antonin Artaud dont il déclarait n'avoir pris connaissance de ses écrits que récemment.
Il est vrai qu'une même pulsation sanguine semblait unir sa pensée au “Théâtre de la Cruauté” d'Artaud.
Pour ma part, j'étais surtout frappé par le parallélisme entre sa recherche et celle d'Etienne Decroux. Je discernais dans l'article “Ma définition du théâtre” que ce dernier a écrit en 1931, une préfiguration des thèses de Grotowski. Trente ans plus tôt, Decroux avait identifié en l'art de l'acteur l'essence du théâtre. Il avait textuellement anticipé le concept du Théâtre Pauvre en subordonnant la richesse d'un art à la pauvreté de ses moyens d'expression : “Je crois qu'un art est d'autant plus riche, qu'il est pauvre en moyens”.
Comme Grotowski, il avait privilégié la notion de spectateur sur celle de public en présentant son travail devant un auditoire encore plus restreint que celui du Théâtre Laboratoire de Wroclaw.
Jean-Louis Barrault en témoigne par ces termes : “Il [Decroux] a fini par ne plus vouloir jouer que devant deux ou trois personnes. Au-delà, disait-il, les gens n'ont plus leur libre-arbitre”.
La catharsis grotowskienne elle-même, n'était pas étrangère à la pensée de Decroux :
“Si le théâtre émeut, c'est comme un crime émeut quand on le voit de sa fenêtre”.
Cette image rappelle la condition de voyeur que Grotowski cherchait à instaurer avec ses spectateurs afin qu'ils soient les témoins actifs de l'action et non plus les consommateurs passifs du spectacle. Mais de toutes les valeurs communes à Decroux et Grotowski, leur intransigeance artistique respective me semblait être celle qui les unissait le plus profondément. Tous deux exigeaient une éthique de travail basée sur le don de soi, la recherche des extrêmes et le sens de l'absolu. Tous deux considéraient l'art théâtral comme un choix de vie impliquant la totalité de celui qui désire y prendre part.
Je me souviens de l'enthousiasme de Decroux à la lecture d'un article sur Grotowski publié dans le Nouvel Observateur et qui avait pour titre “Un metteur en scène qui dompte l'acteur”. Alors que je m'apprêtais à sortir de son école, Decroux m'interpella en brandissant l'hebdomadaire d'un air victorieux : “Vous avez lu ? Un metteur en scène qui dompte l'acteur !”
Il n'en reste pas moins que Grotowski et Decroux sont foncièrement différents dans leur personnalité et leur démarche.
Le rationalisme Decrousien imprégné de clartés discursives est en total rupture avec les clairs-obscurs mystiques de Grotowski. Decroux prône la domination de l'instinct par le mental alors que Grotowski cherche sous le masque du quotidien, l'éveil de “la mémoire du corps” dans sa relation avec l'inconscient. L'articulation géométrique du Mime Corporel s'oppose radicalement au langage impulsif des acteurs grotowskiens.

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Serge Ouaknine et la pratique grotowskienne
Serge Ouaknine venait de terminer ses études au Théâtre Laboratoire de Wroclaw.
De retour à Paris, il souhaitait créer un groupe théâtral afin de mettre en scène le “Prométhée enchaîné” d'Eschyle.
Après avoir rassemblé autour de son projet plusieurs élèves de l'école Jacques Lecoq, il avait également sollicité la participation de ceux de l'école d'Etienne Decroux. J'acceptai de me joindre à son atelier de création avec intérêt. Celui-ci m'offrait enfin l'opportunité d'expérimenter l'entraînement élaboré par Grotowski.
Au total, l'équipe comptait une quinzaine de personnes. Deux ou trois fois par semaine, nous nous retrouvions le soir dans un gymnase à la périphérie de Paris. Serge nous introduisait à la pratique des “exercices physiques et plastiques” mis au point par Ryzsard Cieslak.
Le travail comportait trois phases.
La première était centrée sur l'apprentissage gymnique des exercices, la deuxième sur leur enchaînement à l'intérieur d'une séquence que nous devions librement définir et la troisième, sur l'émergence de nos motivations personnelles.
Cette superposition des contraintes gymniques et des motivations personnelles à l'intérieur d'une partition gestuelle pré-établie lors de la troisième phase de travail, provoquait en moi un conflit.
Si le propos de l'étude était de faire surgir une potentialité créative nourrie par des motivations personnelles alors je revendiquais le droit de pouvoir créer la partition en dehors de l'enchaînement des exercices imposés. Si à l'inverse, le propos était l'étude des exercices, alors je préférais ignorer la recherche des motivations pour me concentrer exclusivement sur l'apprentissage des mouvements dans leur fonction gymnique.
La technique et la création répondent à des exigences trop diverses pour être affrontées simultanément.
La technique exige la discipline afin d'acquérir la maîtrise des exercices. À l'inverse, la création exige la libre exploration du capital imaginatif. Elle est soumise non aux règles objectives de la technique mais à la seule intériorité subjective de l'acteur dont il faut en exalter les ressources.
Lorsque l'artiste crée, il se doit d'oublier la technique pour entrer pleinement dans le monde du ressenti qui est à la source de son inspiration. On ne donne qu'en s'oubliant soi-même.
“Le talent, disait Montesquieu, est un don que Dieu nous a fait en secret et que nous révélons sans le savoir”.
La prise de conscience des moyens techniques peut intervenir en amont de l'acte créatif, éventuellement après, mais jamais durant son avènement. L'apprentissage d'une langue est toujours antérieur à sa pratique. Dès que son idiome nous devient familier, nous ne cherchons plus les mots pour communiquer notre pensée mais ce sont les mots qui viennent à nous pour la signifier.
J'ai toujours établi une frontière nette et précise entre l'objectivité du travail technique et la subjectivité du travail créatif.
Par ailleurs, j'étais quelque peu dérouté par l'entraînement que nous proposait Serge car l'ensemble des exercices était en fait emprunté à des pratiques diverses : acrobatie, Hata-Yoga, Katakali, Rythmique…
Jerzy Grotowski n'en fait pas mystère et nombre de ses écrits font références à l'intégration de ces pratiques dans son expérimentation théâtrale.
Rien de commun avec Decroux qui avait fait table rase de tout acquis avant de construire sa propre méthode. Comme Delsarte, Stanislavski, Dalcroze, Laban, Graham et d'autres encore l'ont fait dans les champs de recherche qui étaient les leurs.
Même si Grotowski adaptait à ses fins les exercices qu'il empruntait, cette adaptation ne peut être, en aucun cas, considérée comme une technique originale. Elle n'est qu'une greffe.
Les exercices qu'il utilise ont été conçus pour des finalités toutes différentes des siennes. Si les techniques de l'acrobatie, du Katakali, et de la Rythmique sont encore réunies dans le cercle familial des arts du spectacle, le Hata-Yoga en quête d'une harmonie intérieure par les voies de l'introspection méditative, se situe à mille lieux du conflit existentiel propre à l'art dramatique.
Contrairement à ce que l'on peut penser, Grotowski n'a pas élaboré une nouvelle méthode formative pour l'acteur transmissible de génération en génération. À moins que sa méthode consiste à ne pas en avoir et que les exercices qu'il propose, ne soient que des prétextes sans finalité propre.
Plusieurs de ses déclarations le laissent supposer :
“Sans aucun doute on peut accroître la quantité des détails plastiques, on peut, pas après pas, en retrouver d'autres […] On peut commencer les exercices avec une autre base. On peut retrouver un tout autre programme de détails […] Ce n'est pas le type des détails initiaux qui est important, mais l'esprit des choses”.
“Tous les éléments de nos exercices sont remplaçables…on peut sans doute retrouver la base sur d'autres prétextes”.
Dans cette optique, les “exercices physiques et plastiques” ne sont alors que des séquences de mouvement assemblées les unes aux autres dans le seul but de constituer une base de travail pour l'acteur. Elles peuvent être substituées par d'autres séquences-prétextes car l'important n'est pas “le détail physique” mais “la mémoire du corps” que chacun doit savoir éveiller dans un dialogue avec soi-même.
L'essentiel est de pousser l'acteur à ses extrêmes afin que le “masque” de ses défenses craque, que ses blocages “brûlent” et qu'il se “révèle” par l'action dans son “intimité” la plus profonde.
Cela ne dépend pas de l'exercice en lui-même mais du comment cet exercice est réalisé et conduit. Ce comment ne s'apprend pas, ni ne s'enferme dans une méthode prédéterminée et transmissible. Il naît d'une étroite écoute entre celui qui guide et celui qui agit, d'un simple rapport d'homme à homme que toute forme de transcription est incapable de fixer.
À défaut de méthode, Grotowski propose une éthique de travail qui va bien au-delà d'un simple processus technique.
Le Théâtre Pauvre est le fruit d'une expérience humaine, d'une rencontre miraculeuse dans un lieu et un temps donné entre une personnalité exceptionnelle et une constellation de collaborateurs tout aussi exceptionnelle.
Le Théâtre Pauvre est unique et inviolable car il est Jerzy Grotowski et lui seul possède la clef de sa résurrection.
Grotowski a écrit : “Ma terminologie est née de l'expérience personnelle et de la recherche personnelle. Chacun doit trouver une expression, un langage propre, une voie strictement personnelle pour conditionner ses propres expériences”.
Il parlait de sa terminologie, mais j'aime à imaginer qu'il parlait en fait de son théâtre…
Pourquoi alors Grotowski a-t-il publié dans son livre, le descriptif des exercices comme un manuel destiné aux adeptes ?
Manuel que tous les apprentis grotowskiens se sont empressés de suivre à la lettre comme autant de recettes permettant d'atteindre l'état extatique de “l'acteur Saint”. Soudainement, aux quatre coins du globe, se sont formés des groupes se réclamant du Théâtre Pauvre sans avoir eut la moindre expérience de travail directe avec le Théâtre Laboratoire de Wroclaw. Ils étaient grotowskiens car ils appliquaient les préceptes écrits par le Maître. Une telle divulgation provoqua une déviance de la pensée de Grotowski. Très vite, ses principes sont devenus des procédés et les stéréotypes du théâtre conventionnel qu'il voulait abattre ont été remplacés par les copies stéréotypées de son théâtre.
Sur ce point, Decroux a eu la vigilance de ne pas insérer dans son livre la description de sa technique à l'usage des praticiens en déclarant : “Qui voudra la lumière n'aura qu'à étudier”.
La technique d'un art est naturellement liée à sa pratique. Elle ne peut être écrite, lue et appliquée. Elle exige d'être transmise de Maître à élève afin de préserver l'esprit, la substance, le vécu qu'elle recèle, qui se donnent et se recueillent dans la rencontre avec le vivant. La fameuse tradition secrète du théâtre Nô de Zéami n'était pas tenue secrète par plaisir du mystère, mais par respect envers la tradition orale de l'enseignement assurant la transmission du savoir à travers le seul lien de l'expérience humaine.
Même en cuisine, une recette détaillée ne garantit pas le meilleur plat. Entre le savoir et le faire, il y a la manière qui elle ne s'apprend pas mais s'expérimente seulement. Et nous savons tous que l'art est dans la manière.

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L'acrobatie avec Romano Colombaioni
D'autres pédagogues invités par Eugenio Barba prenaient part également à ce séminaire. Notamment, le clown Romano Colombaioni venu directement de Rome pour diriger un atelier d'acrobatie.
Je ne manquai pas de suivre ses leçons.
Avec plaisir, je retrouvais dans la dynamique des mouvements acrobatiques, les principes de l'Exaltation Corporelle. Point de saut, sans “choc”. Point de projection, sans “résonance”. Point de tension musculaire, sans relâchement préalable.
Romano n'expliquait rien. Sa méthode pédagogique se résumait en une parole magique : “energia, energia, energia !”. Il la criait avec rire et férocité en nous fouettant comme des bêtes. Stimulés par ses appels, nous nous lancions aveuglément dans les plus incroyables cabrioles en confiant à notre instinct le soin de nous sauver in-extrémis de cette folie suicidaire. Notre insouciance n'avait d'égal que notre témérité. Nous tentions désespérément d'enfreindre les lois de la pesanteur en nous éclatant dans les airs comme des pétards de fête foraine. Mais l'attraction terrestre avait toujours le dernier mot et nous nous écrasions au sol en maudissant Isaac Newton. Lorsque finalement, après maints entêtements, nous arrivions à voltiger tout en retombant sur nos pieds, nous replongions immédiatement dans le mouvement acrobatique afin d'en mémoriser physiquement la chaîne des impulsions. Victoire ! Joie ! Plaisir de voler !
L'acrobatie est une merveilleuse préparation ludique à l'art de l'acteur. Elle développe la coordination du mouvement en fusionnant les trois aspects physiologiques fondamentaux de notre corps : articulation/souplesse - muscle/tonification - nerf/stimulation. Mais surtout, elle permet de libérer notre spontanéité en la confrontant avec les bases élémentaires de l'action : décision, projection, engagement, risque et précision.
Ces qualités, propre au mouvement acrobatique, sont également inhérentes au processus de l'acteur. Il n'y a pas d'expression vivante sans l'étincelle de l'impulsion décisionnelle, sans une projection vers l'autre, sans l'engagement total de notre identité, sans prise de risque forçant nos limites et sans la précision assurant l'efficacité de notre acte. En stimulant ces cinq qualités sur le plan physique, l'acrobatie prépare leur transfert sur le plan psychologique. Elle fortifie notre volonté, renforce notre ouverture et affermit la confiance en notre instinct sans laquelle la rencontre avec nous-même et les autres serait impossible.

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Le comique et le tragique.
Loin de s'opposer l'un à l'autre, l'acteur comique et l'acteur tragique partagent la même éthique. Tous deux sont des utopistes, des parias, des marginaux luttant contre le conformisme. Tous deux sont en rupture avec leur milieu. Leur condition existentielle est le conflit.
Mais alors que l'acteur tragique s'identifie au drame et utilise sa force passionnelle pour abattre l'obstacle, l'acteur comique se distancie de l'obstacle, le contourne et le déstabilise par la corrosion de son sarcasme. L'un sublime la résistance, l'autre glorifie la dérision.
Les deux masques qui ornent depuis des siècles les frontons de nos théâtres, ne recouvrent qu'un seul visage énigmatique dont les yeux sont les deux fenêtres grimaçantes que notre regard ouvre sur le monde.

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L'action de rue
Un jour, alors que je sortais de la salle de répétition encore imprégné du personnage de Monsieur Ballon, je me suis surpris à regarder le hall du théâtre comme un espace inexploré. Il suffisait d'un déclic mental pour que le regard passe de la reconnaissance des choses à l'oubli de leur vraisemblance. Dès que mon esprit basculait dans la vacuité, le lieu échappait à mon entendement et chaque détail du mobilier éveillait mon interrogation, aiguisait ma curiosité, suscitait mon étonnement. Qu'il soit dans le studio ou hors du studio, le personnage continuait d'exister en lui-même et toutes les avaries de son parcours lui offraient de nouvelles opportunités pour transfigurer les événements et renforcer sa présence.
Ce contact direct avec la réalité brute me semblait un bon exercice et l'idée de 'mettre à la rue' Monsieur Ballon a germé. C'est ainsi qu'un après-midi, accompagné de mon parapluie, de ma valise et de ma poussette, je me suis retrouvé sous un ciel gris à l'embouchure de la rue piétonne d'Holstebro. Aucun acteur en provenance de l'austère Théâtre Laboratoire d'Eugenio Barba ne s'était encore aventuré dans les rues citadines.
Immédiatement, les passants m'identifièrent comme une anomalie dans la quiétude de leur paysage urbain. Certains feignaient de m'ignorer. D'autres me regardaient interloqués, ne sachant s'il fallait appeler la police ou l'hôpital psychiatrique. Quelques enfants s'approchèrent et me firent des sourires amusés. Seul un ivrogne vint à ma rencontre en croyant reconnaître en Monsieur Ballon un confrère de sang. Il tenta de dialoguer avec moi mais les vapeurs de bière avaient tant endommagé ses sens que toute relation était compromise. Je préférais encore ma solitude à sa compagnie, en continuant de dialoguer avec les mannequins figés dans leurs vitrines, les étranges rayures blanches du macadam et les réverbères éteints.
Cette méfiance des gens ne me contrariait aucunement. Leur distance s'ajoutait à la mienne et amplifiait ma stupeur à leur égard. Malgré les résultats peu encourageant de cette première intrusion en territoire urbain, j'étais convaincu qu'à l'avenir, les actions de rue devraient compléter les représentations en salle.
Il ne suffit pas d'accueillir le public au théâtre, il faut également le solliciter dans son habitacle. Non en déplaçant le spectacle de la scène à la rue ou en traçant sur les pavés le cercle magique d'un espace théâtral mais en faisant de la rue le spectacle même. Dans ce contexte l'acteur travaille sans filet. Il est un pêcheur de courants d'air et doit savoir attraper le fortuit là où il se présente, tirer profit de n'importe quel prétexte afin qu'une poétique jaillisse du quotidien.
Il n'y a pas de meilleure école que l'imprévisible.
En descendant de son plateau pour se mêler à la foule, l'acteur comique renoue avec la tradition ancestrale de son art peuplée de bateleurs et de saltimbanques. De tout temps et dans toutes les civilisations, le comique est né parmi le peuple. Il s'est construit dans les faubourgs et non dans les salons. Il a toujours été la revanche du déshérité sur le nanti. Faire de la rue son théâtre, c'est retrouver les racines vivantes de l'agitateur dont l'acteur est issu.

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Le plaisir, le rire, la joie et le théâtre populaire.
Alors que j'avais toujours affronté mes spectacles de Mime Abstrait avec le poids du monde sur les épaules, dans la souffrance et la déchirure, je me surprenais à frétiller derrière le rideau de scène avant chaque représentation, comme un enfant excité à la vue d'un nouveau jouet. Pour la première fois, le fameux “jeu” de l'acteur devenait réalité. La représentation n'était plus un rite sacrificiel mais une partie de plaisir. Je m'amusais comme un fou en entraînant le public dans mon délire. Une nouvelle extase s'ouvrait, pétrit elle aussi de sueur et d'efforts, de rigueur et d'intégrité, mais traversée par la comète du rire qui, de ricochet en ricochet, fusait d'un spectateur à l'autre telle une vague déferlante.
L'ivresse du rire unissant la disparité des hommes dans un même élan de liberté retrouvée. Le miracle du rire apaisant nos frayeurs, nos plaintes et nos rancoeurs. La fureur du rire démasquant nos tabous et notre aliénation. La beauté du rire aux dents étincelantes comme les étoiles d'un ciel rêvé.
Ce rire, je ne pouvais le répudier.
Il m'apportait et apportait la joie. Il pénétrait les cœurs, abattait les barrières entre les âges, les classes sociales et les races en redonnant au théâtre sa vocation populaire.
Ce théâtre là, je ne pouvais l'abandonner.

La recherche fondamentale
Ce changement de cap ne modifiait en rien ma recherche fondamentale sur l'art de l'acteur. Indépendamment du langage adopté, la connaissance de l'instrument corpo-vocal restait une priorité absolue. Que l'acteur opte pour la tragédie ou la comédie, la base est toujours la même : une énergie, un corps, une voix.
La fusion de ces trois composantes au sein de son organisme est le socle commun à toutes les orientations artistiques que celui-ci peut emprunter. L'acteur doit s'appartenir avant de se donner.
Il en est ainsi pour le musicien. Lors de sa formation, ce dernier n'apprend pas un style musical mais la maîtrise de son instrument lui permettant de jouer tous les styles de son choix.
Malgré l'intrusion du comique, je restai fidèle à mon champ d'investigation sur le Corps Énergétique et le Corps Vocal. La véritable création ne résidait pas dans la fiction des spectacles que je pouvais élaborer mais dans la découverte de l'art de l'acteur et plus profondément des principes qui régissent le dialogue de l'homme avec lui-même.
Jusqu'à ce jour cette recherche fondamentale est resté le fil d'Ariane de mon parcours artistique. Ignorée du public, elle est la constante qui a traversé secrètement la diversité de mes spectacles destinés à se consumer avec l'air du temps.

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Le Théâtre Corporel
Face à l'apparition inopinée de Monsieur Ballon, le terme de Mime Abstrait que j'utilisais jusqu'alors pour présenter mon travail n'était plus adéquate.
Cette appellation ne m'avait d'ailleurs jamais vraiment convaincu. La notion d'abstrait ne pouvait infléchir celle de mime inévitablement associée pour le public à l'imitation et à l'illusion gestuelles. Puisque j'avais étudié avec Etienne Decroux et que celui-ci était le Maître du plus grand mime planétaire : Marcel Marceau, je devais être un mime.
Il me fallait donc trouver une nouvelle terminologie qui soit en mesure de mieux circonscrire la spécificité de ma recherche. Afin d'éviter tout malentendu, celle-ci devait impérativement exclure la parole “mime” et inclure celle de “théâtre”.
Les termes de Théâtre gestuel et de Théâtre non-verbal qui circulaient à l'époque ne me satisfaisaient pas car le personnage de Monsieur Ballon faisait usage de la parole et si mes spectacles de Mime Abstrait étaient encore silencieux, le projet du Théâtre Abstrait que j'avais en tête, devait intégrer l'expression vocale.
Le seul concept auquel j'adhérais pleinement était celui du Théâtre Complet d'Etienne Decroux. Lorsque je mis mentalement côte à côte, les nominatifs de Théâtre Complet et de Mime Corporel, une alliance me sembla possible entre ces deux termes. Le Théâtre Complet devenait le Théâtre Corporel. L'adjectif de “corporel” justifiait l'absence de l'expression vocale et le substantif de “théâtre” la contenait virtuellement. De plus, cette nouvelle appellation n'excluait aucune alternative. Elle pouvait recouvrir aussi bien le théâtre tragique que comique, l'abstrait que le narratif. Elle ne se référait pas à un style mais à la nécessité de refonder l'ensemble du langage théâtral à partir de la réalité corporelle de l'acteur.
En 1973, ce terme de Théâtre Corporel était totalement vierge et inusité. Dorénavant, toutes mes créations allaient être présentées sous ce label. Les références au mime ont été systématiquement supprimées de mes communiqués de presse et de mes programmes de salles. Je fis même stipuler dans mes contrats une clause contraignant les organisateurs à promouvoir mes spectacles sous l'appellation exclusive de Théâtre Corporel. Je pouvais espérer ainsi imposer un nouveau concept théâtral qui soit en harmonie avec mes aspirations artistiques. Il n'en fut rien.
La critique continuait de parler du mime Lebreton. Mon impuissance était totale et elle le restera jusqu'à ce jour malgré mes déclarations contre cet art mimique qui me colle à la peau comme la gale.
Avec le temps, je me suis résigné.
Aurait-il fallu que je cache mes années de formation avec Etienne Decroux ? Par honnêteté morale et professionnelle, je m'y suis toujours refusé en exposant sans ambiguité ma filiation à son enseignement.
Personnellement, je n'ai cessé de revendiquer mon appartenance à l'art de l'acteur. Nous oublions trop souvent que l'acteur est, par définition, celui qui agit et non celui qui parle ; que le tout puissant Verbe de la Sainte Bible auquel les drammaturges se réfèrent afin d'imposer leur hégémonie du parler, indique sur le plan grammatical le fait et non l'idée du fait, le foyer dynamique de la pensée que seule l'action physique peut traduire. La parole “théâtre” même, que nous assimilons à la déclamation d'un texte d'auteur, signifie étymologiquement “le lieu où l'on contemple”. N'avons-nous pas coutume de dire que nous allons entendre un concert et voir un spectacle ?
Si nous devions exiger du spectateur qu'il choisisse entre l'écoute et le regarder lors d'une représentation théâtrale, ce dernier sans aucun doute préviligerait la vue sur l'ouie. La nature profonde du théâtre réside dans l'action qui s'offre à la vue des spectateurs. Renoncer au langage verbal, ne signifie pas obligatoirement revêtir le costume stylistique du mime. À l'inverse, c'est se dénuder de tous les apparats supplétifs du théâtre pour revenir à son origine première : l'acte.
L'acte enraciné dans le corps, projeté par le mouvement, stimulé par la pensée et affirmant une présence. L'acte comme lieu de transfert entre le don et le reçu. L'acte comme seule issue possible face à l'impérieuse nécessité d'exister. L'essentiel est là : que l'acte soit vivant, intégrant dans l'instant de sa réalisation la totalité de celui qui agit. Le reste est superflu, analyses théoriques et supputations techniques qui ne seront jamais capables de révéler l'insaisissable : le vécu dans l'imaginaire.



REVUE "SIPARIO", juin 1991, Milan,
«L'art du mouvement dans S.O.S.» Interview de Giulio Gargia


Comment voulez-vous que les spectateurs sortent du théâtre après vos spectacles ? Que voulez-vous provoquer en eux ?
"L'évènement théâtral est une rencontre. Le spectacle commence à vivre une fois que sont éteintes les lumières de scène. Le temps de la représentation n'est qu'un passage, une fenêtre ouverte sur l'écoute de chaque spectateur. L'essentiel n'est pas ce qui est présenté mais son devenir, sa résonance dans la mémoire physique et mentale du spectateur après qu'il soit sorti du théâtre. L'essentiel est l'empreinte.
En l'absence d'une telle empreinte, le spectacle se consume dans l'instant de sa représentation sans atteindre un développement ultérieur. La fin de l'évènement théâtrale coïncide avec la fin de la représentation. Au contraire, si le spectacle arrive par l'intermédiaire de sa propre force communicative sensorielle à éveiller la sensibilité du publique, à s'infiltrer dans son émotivité jusqu'à s'insérer dans sa pensée consciente ou inconsciente, la représentation laisse alors une trace, une brûlure et s'ouvre sur un vécu individuel et collectif qui n'est plus un fait artistique mais un événement humain et de culture dans le sens plus profond du terme.
L'art est pont entre la réalité et son reflet dans l'imaginaire, entre le momentané et la permanence, entre l'existence et la vie elle-même. L'acte artistique se transforme en acte de culture précisément lorsque son artifice arrive à toucher la source vitale présente en chaque être humain, lorsqu'il participe à l'élargissement de notre conscience.
Dans cette perspective, il ne m'appartient pas de déterminer à priori le « reçu » chez le spectateur. Naturellement, sous les flux de l'action scénique l'acteur tente de guider le public vers certaines charges sensorielles et réflectives, mais il appartient à chaque spectateur de déchiffrer à sa manière le spectacle, de créer sa propre lecture comme l'acteur créé sa propre écriture. La communication ne peut se réduire à un schéma relationnel où l'un donne et l'autre prend, où l'un est actif et l'autre passif. Il s'agit en fait de la fusion de deux tensions dirigées l'une vers l'autre, de deux sensibilité en quête de dialogue. Chacune détient son propre pouvoir créatif.
Dans une société envahie par la fièvre de la consommation et où l'art théâtral en particulier s'assimile toujours davantage au « fast-food » télévisuel, il est légitime de se préoccuper sur la potentialité créative du théâtre. Mais ce n'est certainement pas une raison pour l'abandonner. Au contraire, si nous voulons éviter que la pratique théâtrale perde ses prérogatives artistiques, il nous faut absolument réagir contre cette dégénérescence qui la conduit inévitablement vers des intérêts commerciaux".

Dans le programme de salle présentant votre spectacle « S.O.S. », vous parlez de comédie apocalyptique. Comment est-il possible de juxtaposer un tel adjectif à une comédie ?
"Effectivement, cela semble une contradiction. Comment pouvons-nous sourire, rire ou se divertir de l'apocalypse ? S.O.S appartient à un genre scénique particulier : la tragicomédie.
Depuis longtemps je suis fasciné par un langage qui soit capable de traiter simultanément le tragique et la comédie. Je tente d'avancer sur le fil instable de la dualité en maintenant un équilibre entre le sens du tragique et celui du comique.
Par commodité, nous avons renfermé le théâtre en deux genres distincts : le sérieux et le divertissant avec un air de suffisance en accordant au premier le privilège de la profondeur et au second celui de la superficialité. Cette distinction est une agression à la vie elle-même. L'existence est une unité à l'intérieure de laquelle rires et pleurs se renvoient mutuellement l'un à l'autre. C'est uniquement une question d'angulation face au réel. La distance fait pointer l'ironie. L'identification fait émerger le drame. Maintenir la co-présence d'éléments tragiques et comiques à l'intérieur d'une unité espace-temps permet en fait de respecter l'ambiguïté de la vie dans sa nature propre".

Vous utilisez alors le rire comme un divertissement pour accéder aux consciences.

"Sans aucun doute. Le rire pour le rire risque de devenir une simple gymnastique abdominale, certainement salutaire pour secouer notre tête et la vider de toutes les préoccupations domestiques, mais totalement inefficace pour la nourrir de quelques ingrédients spirituels que ce soit. Si nous nous tournons vers les maîtres du comique de Chaplin à Tati, de Keaton à Toto, nous pouvons entrevoir sous le rire une poétique qui dévoile un regard mélancolique, parfois amer et cruel, aux confins du drame. Cet écho donne toute la dimension au rire et permet à la comédie de ne plus être un divertissement passif mais une manière d'observer l'homme dans son conflit existentiel. L'acteur comique comme celui tragique est motivé par le conflit. Sans conflit, le gag comme le drame disparaissent. Tous les deux sont des personnages en lutte à la recherche de l'impossible. Raison de plus pour les rapprocher et les unir à l'intérieur de la tragicomédie".

Entre votre premier spectacle comique « Hein ?... » dont l'humour burlesque se développe à la limite de la clownerie et votre dernier spectacle « S.O.S » davantage orienté vers le grotesque, imprégné d'une angoisse presque permanente attachée à sa thématique centrée sur la destruction post-nucléaire, existe une grande différence de style. N'y a-t-il pas le danger que le public conquis précédemment par le personnage de Mr. Ballon soit un peu perplexe et déçu face à S.O.S ?
"Le risque existe, mais il doit être pris. Un artiste ne peut être prisonnier de son image auprès du public. S'il se fixe sur cette image, il s'expose à un risque encore plus dangereux : la répétition de soi jusqu'à la perte de sa propre créativité. L'important est sa fidélité à la nécessité intérieure qui l'anime et le maintien en état de créativité permanente.
L'art est création. La création est mouvement et renouvellement. L'art est une protestation destinée à secouer les consciences en proie à la somnolence, à rompre le conformisme, à éveiller notre vigilance en maintenant présente la vie sous l'habit gris".

Son travail est souvent mis en parallèle à celui de Lindsay Kemp et de Marcel Marceau. Pouvez-vous préciser en quoi votre travail se rapproche et se différencie de leurs parcours ?
"Nous avons en commun le point de départ : un théâtre où la présence physique de l'acteur, son corps est l'élément dominant. Pour le reste nous sommes totalement différent. Il existe des différences fondamentales dans la manière d'utiliser l'art expressif du corps. Marceau utilise un vocabulaire gestuel qui m'est étranger, car basè sur une codification cristallisant les formes de la communication corporelle de l'acteur en la conformant à l'illusion, alors que je travaille sur un langage du corps qui va au-delà des conventions gestuelles et qui s'appuit sur un rapport étroit et organique entre le corps et la pensée. Mon langage est également très éloigné de celui de Kemp, de sa recherche esthétique orientée sur des effets visuels où l'impacte est recherché à travers l'imagine et non à partir de l'intériorité de l'acteur. De plus, je me refuse de participer à un événement artistique où l'art est mis au service de l'artiste au lieu de placer l'artiste au service de l'art. Cette inversion de valeur diffuse une odeur de mystification qui me répugne".

Pourtant dans vos spectacles, l'aspect visuel joue également un rôle important.
"Mais je ne refuse aucunement la composition visuelle du langage théâtral. Au contraire, je la considère comme un élément expressif de grande importance mais non fondamental pour l'écriture dramaturgique. Pour l'organisme humain, les mains sont très importantes, pourtant si je devais les perdre, je survivrai malgré tout. L'essentiel de l'art théâtral ne réside pas dans l'impact visuel de la scène avec ses effets scénographiques. L'essentiel est le rapport acteur/spectateur et plus précisément la relation physique les unissant. Le corps de l'acteur dans le silence et la plus totale nudité scénique détient une force expressive capable d'établir une communication avec le public. Le lien unissant le regardé au regardant est le germe, la racine de l'arbre théâtral. S'il vient à disparaître, tout l'édifice de la représentation s'écroule. Aucun texte, aucune mise en scène, aucune scénographie ne peut substituer la présence physique de l'acteur sans détruire, par voie de conséquence, les fondements de l'art théâtral. Cette évidence place le corps de l'acteur au centre du langage théâtral et dispose toutes les autres composantes de l'écriture dramaturgique dans un rapport de hiérarchie organique avec celui-ci. Le théâtre doit se libérer de l'hégémonie du texte littéraire. Un texte n'a jamais créé l'événement théâtral. La voix, la parole, le texte, le costume, la scénographie, les accessoires, la lumière, la sonorisation, la musique interviennent alors pour prolonger où compléter en contrepoint l'expressivité corporelle de l'acteur et non pour l'enfermer dans une cage qui en limite l'extension. Je ne soutiens aucunement la thèse du théâtre total compris comme une synthèse de tous les arts. C'est une thèse d'esthète étrangère à la pratique du théâtre. Je partage la recherche d'Etienne Decroux orientée vers la création d'un théâtre par lui nommé « complet ». Un théâtre qui se présente non comme un collage mais comme un organisme vivant dont le cœur est le corps de l'acteur et son mouvement le sang vivificateur de la représentation. Cette dynamique nous conduirait à la conception d'une nouvelle méthodologie dramaturgique capable d'opérer une innovation semblable à celle réaliser dans les autres arts et face à laquelle le théâtre est resté sourd et aveugle".

Pourquoi pensez-vous que le théâtre soit resté à l'écart des grandes révolutions artistiques de ce siècle ? Durant les dernières décennies il y a eu un grand nombre de mouvements, de théories et d'hommes qui ont œuvré presque exclusivement sur le problème de l'innovation du langage théâtral.
"Malheureusement ils n'ont pas encore imprégné suffisamment la pratique théâtrale. Craig et Appia ont ouvert de nouveaux horizons. Stanislavski a agit en profondeur. Artaud est devenu un mythe ou une légende. Piscator et Meyerhold sont devenus des références universitaires. Schlemmer et Decroux ont été oubliés.
Le théâtre est toujours resté un appendice de la littérature. En vérité, si nous confrontons l'évolution réalisée par les autres arts avec celle accomplie à l'intérieur de la dramaturgie théâtrale, il y a de quoi être honteux. La musique a rompu les lois de la tonalité et de l'harmonie pour libérer son langage à un champ de recherche illimité : musique sérielle, électronique, concrète; le Dadaïsme a brisé l'académisme littéraire et ouvert les voies au surréalisme; la peinture et la sculpture sont passées de l'impressionnisme, à l'expressionnisme, au cubisme, au fauvisme, au pointillisme, au futurisme, au constructivisme pour s'ouvrir jusqu'à l'abstraction… Et le théâtre ?
Le théâtre est resté figé sur la narration d'une chronique émaillée d'un vernis de psychologie. Par chance, il nous offre également quelques exceptions exemplaires : Tadeusz Kantor, Bob Wilson, Jerzy Grotowski, Richard Forman, Pina Bausch… Mais la plus grande majorité des productions théâtrales est encore attachée à la figuration narrative et surtout à la recréation. Lorsque metteurs en scène, acteurs et scénographes proposent pour la énième fois les œuvres de Shakespeare, Molière, Cecov, Pirandello et autres grands dramaturges, ils ne font que falsifier le problème essentiel de la création théâtrale contemporaine. Sans aucun doute, il est important pour une civilisation de préserver les traditions de sa propre culture, surtout lorsque la génialité de tels auteurs les élève à une dimension universelle échappant au rythme des siècles. Si ce retour devient une habitude dominante, alors il ne s'agit plus de la sauvegarde d'une vitalité culturelle mais de son étouffement sous la pression du conformisme ambiant. A l'époque de Shakespeare ou de Molière, on ne déterrait pas les génies du théâtre grec pour les adapter au goût du jour, on faisait le théâtre du présent. Shakespeare et Molière ont créé le théâtre de leur temps. Ils l'ont écrit pour leur compagnie, en contact étroit avec la sueur des acteurs et la magie de la représentation,
Le théâtre contemporain se meurt. Aucun renouveau profond ne pourra être entrepris si l'art théâtral continue de se nourrir de son passé.
La triangulation auteur, metteur en scène, acteur doit être totalement reconsidérée si nous voulons revitaliser la dramaturgie théâtrale. L'auteur doit cesser d'écrire loin de la scène en s'initiant à l'expérience concrète du langage scénique ; le metteur en scène doit cesser de diriger sans avoir une connaissance réelle de la pratique du langage théâtral autant au niveau actorial qu'à celui des techniques scénographiques ; l'acteur doit cesser d'interpréter afin de devenir le créateur de sa propre expression théâtrale. L'avenir du théâtre est dans les mains de ceux qui pratiquent son art et non dans celles qui le conceptualisent et le théorisent loin de la sueur de l'acte théâtral et des machineries scéniques".

Quels sont donc les éléments concrets capables de générer un tel renouveau à l'intérieur de la pratique théâtrale ?
"La formation et la recherche. Au début du XXème siècle, Mejerhold déclarait qu'il n'était pas possible de promouvoir un nouveau théâtre sans promouvoir, préalablement, un nouvel acteur : « Il est nécessaire de former d'abord un nouvel acteur pour lui imposer ensuite de nouvelles exigences. » Aussi longtemps que la formation de l'acteur reste figée à l'intérieur des normes interprétatives attachées au texte d'auteur, les plus fascinants projets pour libérer le théâtre de sa dépendance littéraire seront condamnés à ne jamais dépasser l'impuissance de leurs intentions. La formation d'un nouvel acteur pour la construction d'un nouveau théâtre est, immanquablement, un objectif prioritaire, comme est essentielle la recherche d'une nouvelle écriture dramaturgique en relation à l'acteur naissant.
Si nous confrontons, par exemple, la formation d'un musicien et d'un danseur à celle d'un acteur, le dilettantisme théâtral est évident (flagrant). Un musicien ou un danseur consacre au moins dix ans à l'étude de son art. L'acteur n'en concède que trois ou quatre au maximum, alors que son art est bien plus complexe. L'acteur est invité à découvrir les mécanismes expressifs de son corps et de sa voix en les reliant par le cordon ombilical de la respiration, à découvrir le sens phonétique (organique) des paroles dites en symbiose avec le sens sémantique des paroles écrites, pour finalement unir sa fiction expressive et son propre vécu en un acte de communication à l'écoute du public. Toute cette alchimie, entre exigences externes et nécessités internes, devrait se réaliser en trois ou quatre ans d'étude ? C'est impensable. Par ailleurs, le musicien comme le danseur continuent d'approfondir, durant leur activité professionnelle, l'étude de leur art. Pablo Casal, à la fin de sa glorieuse carrière, n'a jamais cessé de s'exercer avec humilité sur son violoncelle. La plus grande étoile de la danse s'astreint à un entraînement quotidien, telle une débutante.Seul l'acteur, une fois considéré terminée son temps de formation, s'exonère de tout entraînement. Il fait du spectacle son entraînement préféré et personnel. De plus, nous voyons des metteur en scène qui se proposent de diriger des acteurs sans avoir acquis personnellement une connaissance pratique de leur art ; auteurs dramatiques, dramatiquement assis sur leur chaises noircissant de dialogues des pages blanches sans connaître les capacités expressives du corps, de la voix, de l'espace théâtral ; ignorant qu'un mouvement, un son, une image sont capables de substituer des phrases entières et, plus mystérieusement, d'exprimer ce que la parole est incapable de transmettre.
Nous n'avons jamais vu un directeur d'orchestre étranger à la pratique interprétative des instruments musicaux qu'il dirige, ni un compositeur privé du contrôle des registres sonores et expressifs de sa matière musicale. Avant d'accéder à la direction ou ò la composition musicale, chef d'orchestre et compositeur entreprennent tous l'étude d'un instrument au minimum. Ils sont avant tout des musiciens.
D'autre part, nous pouvons constater l'absence presque totale de recherche dans le champ de la production théâtrale. J'entends par recherche non la laborieuse expérimentation de laquelle une certaine élite extrapole des analyses savantes, fortes intéressantes, mais qui n'ont plus rien à voir avec la réalité de l'événement théâtral présenté. L'expérimentation doit rester dans le cadre du studio et alimenter le seul dialogue intérieur de l'artiste avec lui-même face à son œuvre. La recherche est un engrenage du processus créatif. Davantage elle en est son support et sa matrice.
La création n'est que la pointe émergente d'une incubation souterraine se situant dans la sphère de la recherche. Un auteur littéraire, un compositeur musical, un peintre ou un sculpteur, peuvent travailler durant des années sur l'élaboration d'une œuvre. Pour ces derniers, la recherche est partie intégrante de l'acte créatif.
Dans le domaine théâtral, les cadences de production sont si courtes que les quelques semaines consacrées à la réalisation d'une œuvre se concluent par l'accouchement prématuré d'une « répétition générale » sans qu'une recherche de fond ait pu être entrepris compromettant ainsi la qualité créative du spectacle. L'art théâtral devient alors une industrie et l'acteur un employé. Aussi longtemps que le métier de l'acteur se construira sur un empirisme de court terme et les spectacles seront construits en toute hâte, le théâtre sera en crise et aucune nouvelle dramaturgie ne pourra naître d'un tel amateurisme professionnel.
Lorsque l'acteur connaîtra son propre métier comme un musicien connaît son propre instrument , lorsque le metteur en scène sera capable de guider les acteurs à partir d'une connaissance de leur possibilité expressive comme un directeur d'orchestre anime ses propres musiciens, lorsque l'auteur dramatique écrira son texte en se basant sur la pratique théâtrale comme un compositeur écrit son oeuvre musical en symbiose avec les ressources sonores et interprétatives des instrumentistes, lorsque la production théâtrale sera le fruit d'un processus véritablement créatif sans recours au patrimoine passéiste et conséquent d'un travail de recherche, le théâtre pourra renaître de ses cendres".


REVUE "RAMPELYSET", n° 125, Avril/Mai1977, Thisted, Danemark.
Interview sous la direction de H.O. Jørgensen


Un certain désaccord souvent apparaît entre Danse, Mime et Pantomime. Comment voyez-vous ces trois éléments et leur relation?
Il est toujours dangereux d'effectuer des classifications entre les arts et de placer ces derniers dans des tiroirs portant étiquettes. Cela entraîne immanquablement une vision systématique et doctrinaire stérile. La pratique des arts possède une vitalité qui ne saurait se mettre en boîte aussi aisément que la pensée analytique et théorique voudrait bien nous le faire croire. Parler des différences entre la danse, le mime et la pantomime est donc une tâche périlleuse et délicate. Encore faudrait-il savoir ce que sont la danse, le mime et la pantomime? Les danseurs, mimes et pantomimes seraient bien incapables de donner eux-mêmes une définition stable et générale de leur art. Ils ne peuvent parler que de leur choix artistique. Entre la danse classique, la danse moderne, folklorique, primitive ou de salon, se situent des écarts d'orientations dont l'importance permet des définitions aussi diverses et contradictoires les unes que les autres.
À l'inverse, le mime et la pantomime recouvrent bien souvent, la même pratique. Je ne constate guère de différence majeure entre ces deux genres. Certains voudraient voir dans le premier un langage plus intérieur et symbolique, tandis que le second serait plus descriptif et narratif. Mime et pantomime m'apparaissent intimement mêlés et confondus. Ils peuvent être considérés, tout au plus, comme deux manières différentes d'un même langage et non comme deux formes d'expression clairement distinctes. Si vous ne départagez pas dans votre question les diverses tendances de la danse, il n'y a pas lieu de départager le mime de la pantomime. Dans ces conditions, je me permets de ramener le propos de votre demande à comparer la danse et le mime en incluant dans cette dernière appellation la notion de pantomime.
Historiquement, la danse et le mime semblent avoir en occident une origine commune : "la saltation" de la Grèce antique. Si nous nous référons à certains témoignages d'époque, nous pouvons constater que la gestuelle du saltateur était structurée d'une part, par la cadence rythmique et mélodique de la musique, et d'autre part, par l'agencement d'un ensemble de signes capables de raconter une histoire. Cette union de l'élément rythmique et narratif se trouve présente dans la plupart des formes d'expressions corporelles primitives.
De ce noyau originel, la gestuelle rythmique semble s'être progressivement détachée pour donner naissance à la danse sous l'influence permanente de l'élément musicale, tandis que la gestuelle narrative trouvait peu à peu son autonomie pour donner naissance au mime. Ces deux tendances semblent correspondre en fait, aux deux grands états: lyrique et épique, inhérent à toute forme de représentation et dont on peut saisir le parallèle entre le chanter et le parler. Face à la même réalité d'un fait, l'état lyrique l'absorbe dans une vision universelle par l'allégorie, l'état épique l'insère dans une vision particulière où il sera représenté. La danse semble correspondre à un moment d'extase s'échappant du réel et le mime à un moment de confrontation s'enracinant dans le réel.
La danse chante, le mime parle.

Quels sont d'après vous les éléments de base propre au mime?
En essayant de définir les caractères respectifs du mime et de la danse, j'ai déjà implicitement répondu à cette question. Je ne ferai donc que développer ce que j'ai déjà formulé précédemment, à savoir que le propre du mime est de raconter le déroulement d'une histoire par le seul moyen du mouvement corporel dans le silence.
Pour représenter cette histoire, le mime doit tout d'abord incarner les différents personnages qui en sont les protagonistes, décrire les actions que ces derniers entreprennent et exprimer à la fois les sentiments qui les animent.
En personnifiant le personnage, il va imiter le comportement de ce dernier. Dans sa pantomime "David et Goliath" par exemple, Marcel Marceau semble dilater ou réduire son corps pour personnifier tour à tour Goliath et David. Dans sa fonction descriptive, le mime va créer l'illusion d'exécuter une action sans le recours des objets ou des formes vivantes circonscrivant ladite action, comme le fait Marcel Marceau dans sa pièce "Bip chasseur de papillon". Dans sa fonction expressive, le mime va utiliser l'ensemble de son corps et principalement sa mimique faciale pour exprimer la croissance, l'épanouissement et la perte de la vitalité à l'intérieur des différentes étapes successives de la vie d'un homme dans sa pièce "Naissance, maturité et mort". Il est important de noter toutefois que l'expressivité du corps n'est pas un attribut propre au mime. C'est un impératif commun à tous les arts vivants, inhérent à la fois à l'acteur parlant et au danseur. Ce qui lui est spécifique est donc son caractère imitatif et illusionniste. Ceci peut constituer la base d'une définition: le mime est une expression corporelle imitative utilisant une gestuelle illusionniste.
Mais je ne peux réduire mon opinion sur le mime à une simple définition de style. Le processus d'un langage dans son mécanisme expressif et communicatif est une chose, la charge que celui-ci véhicule par son expression en est une autre. Il convient donc de réajuster cette définition du mime en fonction de sa pratique.
Si au cours des siècles de l'Antiquité à nos jours, le mime est resté fidèle dans ses procédés à sa vocation imitative et illusionniste, sa pratique a subi des orientations différentes.
Face à son origine et à sa tradition populaire qui n'a cessé de le guider jusqu'à XIXéme siècle, le mime d'aujourd'hui me semble être devenu un art purement stylistique et porteur d'aucune force réellement novatrice. C'est un rebus de petites histoires, tantôt ironiques tantôt dramatiques sur fond de poésie mais dont l'unique propos, bien souvent, est de divertir. C'est un art qui se confine dans un vocabulaire de clichés, selon une panoplie d'effets inlassablement répétés, copié, réédités et sans cesse aimanté par l'imagerie jaunie du Pierrot.
Le mime nostalgique auréolé d'innocence et drapé dans son nuage de farine ne m'a jamais intéressé. Sa pratique soit me laisse indifférent soit m'irrite, car elle a perdu sa force de protestation.
Si pour l'artiste les routes sont multiples et diverses, les orientations ne le sont pas. Un seul choix s'impose: soit notre action s'engage comme une volonté transformatrice, protestant contre une situation sclérosante, stimulant des forces nouvelles, soit elle participe à la routine de l'ordre établi, en entretenant le ronronnement sécurisant du conformisme. Dans un cas, elle agit comme une force régénératrice, dans l'autre elle maintient un état conservateur entraînant immanquablement décadence et dégénérescence. Ce choix d'orientation préexiste à toute initiative de travail et dépasse de beaucoup la fonction du mime, du théâtre et des arts en général pour concerner finalement tous les niveaux de notre structure sociale.
Si le mime fidèle à son origine imitative et illusionniste veut survivre et se développer, il me semble qu'il doit retourner à ses racines populaires, puiser sa force où il s'est formé sur les tréteaux des théâtres ambulants du moyen âge, dans les baraques foraines. Le mime est né sur les places publiques et sa vigueur fut toujours dans l'histoire une force subversive et contestataire.
Perdre cette vigueur, c'est faire du mime un art de salon voué à la décadence.

Comment définissez-vous le Mime abstrait et en quoi diffère-t-il du Mime pure?
Je ne peux répondre à votre question telle qu'elle est formulée car pour ma part, le Mime Abstrait est le mime pur. Il me faut donc modifier votre demande afin de placer sa comparaison entre le mime abstrait et le mime traditionnel tel que je l'ai défini précédemment.
La notion de mime abstrait me fut enseignée par Etienne Decroux. Lui-même dans une première période nommait ce mode d'expression "mime subjectif".
Mime abstrait ou mime subjectif son appellation est de toute façon une antinomie imposée par le langage verbal dans son incapacité à rendre compte unitairement de la dualité toujours présente en chaque forme de vie: l'esprit et la matière, la pensée et le corps.
Le mime abstrait serait le point de fusion entre la vie subjective propre à l'univers psychique de l'acteur et celle objective propre à la physiologie de son propre corps. Il serait le développement extrême du Mime Corporel vers ce que je nommais précisément "le mime inversé" dont la poétique ne s'appui plus sur les références du monde extérieur mais sur celles du monde intérieur.
La figuration représentative d'une action scénique n'est finalement qu'un prétexte pour communiquer au-delà de sa description formelle, une énergie, une réflexion, un message plus essentiel. Le mime abstrait annule le prétexte descriptif de la figuration afin de communiquer le message directement par la matière organique du corps. L'acteur n'est plus alors un personnage inscrit dans un déroulement anecdotique, mais un organisme physique dont les mouvements, les contractions, les détentes et les pulsions révèlent le déroulement de son énergie psychique.
Il ne représente plus sa pensée, il pense par son corps. Les signes de son langage ne sont plus les gestes conventionnels et reconnaissables par le public, mais les mouvements biologiques à redécouvrir dans son corps. Exprimer une lassitude en passant le dos de sa main sur son front, c'est utiliser un signe conventionnel reconnaissable. Exprimer cette lassitude par un affaissement de la poitrine et du corps, c'est la révéler par un signe biologique non codifié, non reconnaissable, mais dont le sens peut-être redécouvert intuitivement par le public dans l'instant de sa réalisation. Ainsi en effaçant la narration anecdotique des signes conventionnels, le mime abstrait retourne à la matière fondamentale du corps. En ce sens son appellation pourrait- être tout aussi bien celle de mime concret, celui qui retourne à la vie organique comprise comme l'architecture essentielle des énergies animant toute forme vivante.
Mime abstrait, mime subjectif ou mime concret, toutes ces appellations seront toujours équivoques et sujettes à malentendus, car entachées par la fonction imitative inhérente au terme mime.
Etienne Decroux argumentait son choix terminologique de mime abstrait en déclarant qu'il s'agissait de "l'imitation des mouvements de la pensée". Il aurait été préférable de prendre tout de suite ses distances vis-à-vis d'une appellation si compromise. Le mime ne peut échapper à sa signification étymologique et à sa tradition historique: l'imitation illusionniste. Ceci est sa racine et sa source desquelles il doit puiser sa force de renouvellement. Si nous envisageons une autre forme d'expression, liée peut-être indirectement ou directement à la tradition du mime mais ne possédant plus le caractère imitatif et illusionniste, il serait préférable de choisir un autre terme, vierge et dont la signification sera la résultante de la pratique qu'il recouvre.
C'est ainsi que depuis plusieurs années je refuse de présenter mon travail sous l'appellation de mime ou mime abstrait pour revendiquer celle de Théâtre corporel dans le domaine de la création et de Langage du corps dans celui de la pédagogie.

Combien de temps avez-vous travaillé sur le personnage de votre spectacle "Hein?…"? Ce travail est-il en relation avec celui de J.L. Barrault et comment pouvez-vous le situer par rapport à la théorie d'E.Decroux concernant "poussée / contre-poussée, - tirée / contre-tirée"?
J'ai travaillé sur la préparation du spectacle durant deux années consécutives, mais suivant un rythme de travail tout différent de ceux qui ont présidé à l'élaboration des spectacles précédents orientés vers le théâtre abstrait. Les cinq créations qui précédent "Hein?…" ont toutes été réalisées durant une période intensive de trois à quatre mois où le travail d'entraînement, d'improvisation et de répétition s'enchaînait à une cadence d'environ 8 à 9 heures de travail journalier. Il s'agissait chaque fois d'une épreuve de force, d'une concentration extrême sur l'objectif du travail sans compter les 3 ou 4 heures de travail quotidien consacrées aux tâches administratives.
"Hein?…" fut créé à l'inverse. J'y travaillais entre les tournées, de temps à autre, selon des périodes de travail allant d'une à quatre semaines espacées parfois par des intervalles de deux à trois mois. Ce rythme de travail m'a semblé assez juste car il permet à la matière du spectacle de macérer dans l'inconscient, de passer par le filtre sélectif et naturel du temps. Le travail s'appuie ainsi sur le non-travail, l'action s'élabore sur l'oubli. Le processus de création n'est jamais forcé, il se met en place de lui-même par retombée, décantation. C'est ainsi qu'après deux années de recherche, d'esquisses successives et clairsemées, le spectacle a trouvé sa structure soudainement en une semaine sans que j'aie eu à établir véritablement l'architecture d'un scénario ou d'une partition à partir des matériaux lentement amassés durant le travail.
Pour répondre aux deux autres points de votre question, je dois vous avouer que je ne vois pas premièrement quel rapport spécifiques le travail réalisé sur ce spectacle peut avoir avec celui de J.L. Barrault, et deuxièmement, j'ignore à quelle théorie vous faites allusion quand vous parler de "poussée/contre poussée - tirée/contre tirée". Si vous voulez vous référer à l'étude qu'Etienne Decroux a faite sur les actions de pousser, de tirer - d'être poussé et d'être tiré, je ne vois pas du tout en quoi cette étude partielle peut être érigée comme une théorie couvrant l'ensemble de son enseignement.
C'est une tendance regrettable que de vouloir toujours ramener un travail à un système, faire d'une recherche créative une doctrine dogmatique. C'est assurément tuer la vie au profit d'un académisme figé. L'enseignement d'Etienne Decroux fort heureusement ne se réduit pas à un principe unique ou à une méthode. C'est une multitude comportant bien des contradictions à l'image de la bipolarité relative et constante de toute forme vivante, où la seule théorie valable est la pratique, où la seule réflexion crédible est celle de l'action quotidiennement renouvelée. Si une relation existe entre "Hein?…" et le travail d'Etienne Decroux, elle se situe au-delà de la littéralité du spectacle et d'un principe partiel de son enseignement.

Est-il possible de dire que "Hein?…" soit d'une certaine manière le résultat de votre recherche sur le mime abstrait?
Directement, non. Indirectement, oui.
"Hein?…" fut au premier abord envisagé comme l'antithèse de mes spectacles précédents. Après cinq années de recherche et de création dans l'optique d'une forme théâtrale abstraite de caractère tragique, épurée, ramenée à une réalité ascétique, méthodiquement expérimentée et dans une volonté constante de justification théorique, je sentais se refermer sur moi le cercle de mes propres convictions. Afin d'éviter l'asphyxie et la sclérose, il fallait renouveler le sang, rompre ce cercle et s'engager dans une direction diamétralement opposée. Ce fut "Hein?…" conçu dans une forme théâtrale burlesque et absurde, avec un personnage bien particulier et des objets bien concrets ayant reçus la patine du temps et où la seule justification théorique était celle du plaisir de l'acte théâtral.
Ainsi c'est dans une logique de rupture que "Hein?…" trouve sa continuité avec mes spectacles précédents. Toutefois il ne s'agit pas d'une contradiction ou d'un changement radical. Le théâtre abstrait reste mon orientation dominante même si depuis trois ans je n'ai rien entrepris de nouveau en ce domaine. Mais le travail sur "Hein?…" m'a démontré qu'il importe d'agir dans la diversité, que la création théâtrale ne doit pas se fixer sur un seul mode d'intervention, mais qu'elle doit tendre vers une pluralité en réponse à la pluralité du public et à la polyvalence des acteurs. Il me semble important d'agir à tous les niveaux de la communication, non pas dans la perspective d'un théâtre total, mais dans celle d'un champ de productions théâtrales différentes les unes des autres où chaque spectacle possède sa propre fonction vis-à-vis du public auquel il s'adresse. Un théâtre de rue est aussi nécessaire qu'un théâtre de scène, un théâtre populaire qu'un théâtre de recherche ou pour enfants dans les milieux scolaires.
Il m'apparaît comme vital d'élargir toujours sa pratique théâtrale afin d'étendre son champ d'intervention. La difficulté est de maintenir l'unité dans la diversité et le privilège dans l'ouverture.

Comme Marcel Marceau, vous avez été formé selon le système de mouvement créé par Etienne Decroux. Y a t il certains parallèles entre "Bip" et "Hein?…" ?
Encore une fois, il ne s'agit pas du système d'Etienne Decroux. Tout système est de fait systématique et conduit au stéréotype, à la fabrication de procédés stériles.
Etienne Decroux propose beaucoup plus qu'une technique, qu'un système, qu'une méthode ou qu'une théorie. Il invite à une confrontation, il incite une découverte, celle de notre corps-pensée, et surtout, il suscite une manière d'appréhender le travail, provoque une expérience sur soi, en soi et par soi-même. Son enseignement ne se réduit pas au simple inventaire descriptif de ses exercices. Au-delà se situe l'esprit qui motive leur incessante élaboration, ce qui est explicable et ce qui ne l'est pas, ce qui est fait et ce qui est dit, ce qui est démontré et ce qui est suggéré, ce qui est défini et ce qui est indéfini avec tous les aléas et les contradictions que de telles alternatives impliquent. L'enseignement d'Etienne Decroux n'est pas un squelette avec étiquettes. C'est un organisme comportant ces correspondances internes, ces ramifications insoupçonnées selon des jeux de reflets et d'échos difficiles à localiser et où la netteté discursive du discours est sans cesse enveloppée de clairs-obscurs intuitifs.
Etienne Decroux est un homme épris de clarté cartésienne, parlant avec amour de l'esprit géométrique, mais qui par ailleurs explose parfois dans des colères dont la force dépasse tout ce que j'ai pu voir chez le genre humain. Cette réalité est trop souvent négligée de la part de ses étudiants qui ne retiennent souvent que ce qui est expliqué. La lecture de son enseignement ne peut donc se limiter à ce qui est formulé. Elle doit être double. Cette ambiguïté détermine par voie de conséquence des interprétations diverses. C'est la raison pour laquelle les élèves d'Etienne Decroux peuvent parfois emprunter des routes très différentes.
On n'acquiert pas une formation d'acteur comme on acquiert celle de comptable. L'étudiant se forme davantage que l'enseignement ne le forme. De plus un enseignement vivant n'est jamais immuable et celui d'Etienne Decroux ne cesse d'évoluer.
J'ignore précisément ce que fut l'école d'Etienne Decroux lorsque Marcel Marceau y a étudié mais je sais que mon intérêt pour l'école ne fut jamais porté sur le caractère imitatif et illusionniste. Etienne Decroux lui-même n'insiste pas sur cet aspect et il a souvent quelques réticences à nous enseigner des mouvements trop illusionnistes et facilement utilisable dans la pantomime descriptive. J'ai toujours senti que sa préoccupation majeure était davantage tournée vers la relation du corps et de la pensée dans un développement de symboles que sur l'apprentissage d'une imitation.
Je n'ai jamais étudié en quatre années comment ouvrir une porte sans porte, monter à une échelle sans échelle, s'asseoir sur une chaise sans chaise, toute la panoplie illusionniste de tout bon mime qui se respecte, jusqu'à la fameuse marche sur place mise au point par Etienne Decroux et que l'on voit exécuter par J.L. Barrault dans le film "les enfants du Paradis". C'est précisément ce refus de l'imitation illusionniste qui me motiva à rester à l'école d'Etienne Decroux. Je le répète: la pantomime ne m'a jamais intéressé et je me suis toujours refusé à utiliser des procédés illusionnistes dans mes spectacles.
Si on ajoute à cela que "Hein?…" est basé sur un dialogue entre le personnage et des objets bien réels, qu'il comporte une expression vocale faite de sons, d'onomatopées, d'interjections et de quelques phrases, il est évident qu'un écart important me sépare du travail de Marcel Marceau. Le personnage de M. Ballon que j'incarne ne se reconnaît aucunement dans celui de Bip et s'il y avait des parallèles à établir il faudrait les chercher davantage avec Charlie Chaplin, Buster Keaton, Samuel Beckett et la tradition des clowns de cirque.
Chaplin comme Keaton appartiennent davantage au théâtre qu'à la pantomime. Ils se lançaient au visage de vrais tartes à la crème car l'important c'est la manière et non le procédé.
Il semble qu'il y ait trois grandes écoles de mime aujourd'hui en Europe, en Tchécoslovaquie, en Pologne et en France.

Quelles sont d'après vous leurs différences et laquelle a obtenu les meilleurs résultats dans le cadre du théâtre contemporain?
Je pense que vous faites allusions à Fialka, Tomaszewski et Decroux. Je ne connais pas suffisamment le travail de Fialka ni de Tomaszewski pour pouvoir établir véritablement une comparaison critique. Il m'est donc difficile de vous répondre. Néanmoins, j'ai eu l'occasion de voir un spectacle de Fialka et un autre de Tomaszewski. En me basant sur ce qui me fut présenté, je peux dire que Fialka est resté toujours très proche du mime traditionnel imitatif et illusionnistes dans une forme théâtrale purement divertissante et que Tomaszewski, s'il semblait s'éloigner du mime traditionnel, ce n'était que par l'intervention d'un vocabulaire corporel emprunté davantage à la danse que par de réelles initiatives innovatrices. D'autre part, le caractère faussement onirique et allégorique, le mauvais goût scénographique et la grandiloquence du spectacle me semblaient peu propices pour l'avènement d'un renouvellement à venir.
Je reste donc très partisan et considère que le travail d'Etienne Decroux est le seul à ma connaissance, qui véritablement touche à l'essentiel, pénètre en profondeur dans la réalité du corps-pensée et le seul à porter un renouveau même si par beaucoup d'aspects son enseignement se formalise et s'enferme dans un esthétisme.
A l'écart des clichés pantomimiques, à contre-courant des tendances subjectivistes de beaucoup de théâtres contemporains, Etienne Decroux travaille pour une régénérescence du théâtre dans la voie déjà ouverte par E.G. Craig, A. Appia, J. Copeau et O. Schlemmer.